UN PONT SOUS LA MER - TEMOIGNAGE DE GERARD LORIDON
Mise à jour 02-Avr-2009 13:16


Gérard LORIDON - Ancien scaphandrier professionnel

Je viens de lire sur Internet que les chinois viennent d’inventer un «Pont sous la mer» tube suspendu entre deux eaux, tenu au fond par des corps morts permettant la circulation des véhicules à l’intérieur des dits tubes !

Encore une fois les cerveaux de nos ingénieurs français sont sans doute, pillés, car cette idée est due à l’invention de l’ingénieur Fressinet. Et je suis bien placé pour le savoir pour avoir participé pendant cinq années à un programme sur une maquette grandeur nature. Il ne s’agissait pas là d’un tube pour voiture mais tout simplement d'un dispositif pour transporter le gaz naturel d’Afrique du Nord vers l’Europe.


(Le Frioul - D.R.)

C'est donc vers le Frioul, à quelques miles au large de Marseille, que le projet sera concrétisé.....

C’est ainsi que le B.R.P. avait confié cette recherche pointue, après un appel d’offres rigoureux, à l’entreprise Campenon Bernard. Et Campenon, c’était quelque chose !

J’étais à cette époque en 1960/61/62 chef d’entreprise de l’E.T.I.M. (Entreprise de Travaux Immergés du Midi) sise à Sanary dans le Var.

 

Dix à vingt scaphandriers selon les travaux demandés, essentiellement des travaux publics sous marins dits T.P.S.M.
Pas les plus faciles certes, mais ceux qui requéraient les meilleurs... Je n’en veux pour preuve que le débauchage continuel de mes scaphandriers par les sociétés de Travaux sous marins travaillant à "l’Off Shore". Un simple scaphandrier chez moi était baptisé chef de chantier dès son arrivée ailleurs… (?)

 

Aussi nous avions, avec succès, renfloué au Havre dans une mer loin d’être bleue, un ponton en béton armé. C’est mon ami et associé Georges Imbert dit Jo qui avait dirigé ces travaux  délicats à la grande satisfaction de notre client Campenon-Bernard qui s’en était souvenu. Aussi les ingénieurs qui devaient prendre en main l’étude du «Pont sous la mer» s’étaient-ils vu conseiller vivement nos services par leurs collègues du Havre.


C’est ainsi que j’ai été déclaré le sous traitant de ce grand projet, un beau matin, me demandant d’où cela venait. D’autant plus que ce se situant à Marseille, où une entreprise qui est devenue une première mondiale et qui démarrait, s’est vu "passer ce chantier mirifique sous le nez". Son propriétaire étant devenu un ami, je préfère ne pas le citer, bien que je suis sûr que s’il n’avait pas des Plongeurs T.P. (Travaux Publics) comme les miens, avait par contre largement les capacités de mener l’affaire à bien. J’ai eu de la chance ce jour là, surtout celle d’avoir Jo. C’est d’ailleurs lui qui a effectué ces études du début jusqu’à la fin, toujours à la satisfaction du client

Il faut savoir que mon ami Jo c’était quelqu’un ! Pas bruyant, d’un calme olympien (tout mon contraire) réservé, mais d’une capacité extraordinaire pour régler problème et détails au fur et à mesure que cela se présentait. Tout comme moi, il était issu du monde ouvrier, là où l’on apprenait à se servir de ses mains et des outils que l’on y mettaient. Mais Jo, c’était la classe au dessus ! Un chantier ne marchait pas, on envoyait Jo et 48 h après tout était en ordre… sans bruit et sans éclat, il n’avait fait là rien que de très normal, selon ses rapports.

Bref, nous démarrons un beau matin en embarquant au Vieux Port à Marseille à bord d’un remorqueur et nous faisons route vers le Frioul, c'est-à-dire le groupe des deux îles Pomègues et Ratonneau. C’était là que devait avoir lieu les essais pilotes de mise en place du célèbre «Pont sous la mer» de l’Ingénier Freyssinet.

Il allait falloir mettre en place un tube de diamètre 0,50 m d’une longueur de 300 mètres dans la baie situé au sud des deux îles parallèlement à la digue et cela sur un fond de 50 à 60 mètres. Le dit tube, pour jouer son rôle de "Pont sous la mer", était lui fixé à moins 20 mètres et pour ce,  tenu au fond par des câbles arrivants sur des blocs de béton imposant.  Ceci parait facile à énoncer maintenant sur un écran d’ordinateur, à cette époque "pionnière" c’était une autre histoire… qui a durée 5 années au cours desquelles nous avons, non seulement participé à la construction de ce gazoduc suspendu, mais aussi à tous les essais qui en découlaient.

 

J’ai eu au cours de certaines opérations, jusqu’à 25 scaphandriers sur place. Déjà, tous les jours, il y avait en tout début de matinée, l’inspection de l’ensemble et la vérification des amarrages. Naturellement il fallait faire une descente sans perdre de temps, le long du câble qui menait aux blocs de béton. Participant souvent aux travaux, c’était ce que je trouvais le plus agréable cette descente à 60 mètres dans une eau encore propre et claire. Après il y avait toujours des opérations en cours. Nous avons eu en particulier :

    - Toutes les photographies des enduits différents qui coloriaient le tuyau. Je m’étais gardé ce travail que j’effectuais avec le
    nec plus ultra, un Rolleiflex et son boîtier le Roleimarin de Hans Hass. Eclairage avec des lampes flash magnésiques PF
    110. Les plus puissantes, surtout quand un peu d’eau de mer ayant pénétré à l’intérieur elle vous "pétait" au nez, secouant le
    masque Squale comme une grenade sous-marine. Quand il y en avait plusieurs de suite comme cela, on sortait de l’eau avec
    la tête comme un tambour !

    - Il y a eu la chambre de soudure, car entre l’Afrique du Nord et l’Espagne, le tube il devait être présenté en plusieurs
    tronçons raccordés entre eux. Alors nos ingénieurs Campenon avaient concocté une espèce de bulle qui s’ouvrait en deux
    comme une noix à charnière. On capelait le tout sur le tube et avec des vérins puissants on refermait l’engin. On envoyait de
    l’air et on vidait ainsi la chambre. Et c’est là que c’est devenu drôle. Parce que il fallait que les ingénieurs y rentrent par un
    sas prévu à cet effet et les soudeurs ensuite eux aussi !

    -  Nous avons organisé des cours de plongée pour tous ces impétrants à notre digne profession. Ce qui en fait s’est très
    bien passé. Mon ami Jo, au calme tranquille leur a appris tous les rudiments nécessaires dans la jolie crique du Morgiret et ils
    sont rentrés dans l’habitacle et ressortis sans problème.

    - Il y a eu tous les tests de matériel nouveaux créés en bureau d’études à Paris et que nous devions essayer. Bien souvent,
    lors de l’immersion, l’engin se mettait à fuir, devenait lourd, cassait son amarre et…on envoyait un plongeur avec un sac
    pour ramener le tout en surface, direction Paris pour modification. Comme à chaque fois que nous perdions quelques uns de
    ces outils nouveaux, il se dégageait quelques bulles faisant en surface « Glut ! Glut ! Glut !... » C’est comme cela que nous
    avons créé l’Ordre du Glutisme ! qui était accordé à différents grades selon la valeur de l’objet perdu. Il y avait comme cela
    en tout premier pour l’immersion d’un simple outil de travail le Glutiste de première ou seconde classe. Venait après pour les
    jeunes ingénieurs ingénieux venant de Paris avec leurs inventions, des Chevalier du Glutisme, des Croix, Grands Croix
    cetera. Ce qui dans nos meilleurs moments leur était remis avec la maxime du Parfait Glutiste qui disait que « Tout corps
    plongé dans un liquide et n’ayant pas reparu dans l’heure qui suit appartiens au scaphandrier qui le remonte…à moins que
    l’on accorde une prime conséquente à ce dernier
» Où l’affaire finit par mal tourner c’est lorsque, au cours d’essais à Nice,
    sur un fond de 800 mètres il fut perdu un décrocheur de blocs d’un coût élevé. Malgré qu’il ai été élevé au rang de
    Grand maître du Glutisme, le jeune ingénieur concerné à perdu ses illusions novatrices et…son emploi !

    - Aussi, les visites surtout l’été des gens de la haute direction et de leurs invités du B.R.P., I.R.P. etc...
    Cela se commençait invariablement par une note de service m’enjoignait d’avoir ce jour là 25 scaphandriers et leur
    matériel pour présentation à ces personnalités, toutes palmes jointes et claquantes à l’ordre. La date était, bien sur dans
    ces hautes sphères si bien organisées, prévues 10 à 15 jours à l’avance. Comme à chaque fois, je rappelais que la rade de
    Marseille généreuse en coup de vent, ne nous garantissait pas du tout le calme plat pour le jour prévu. Celle là et pas une
    autre ! Deux fois sur trois, il soufflait au petit matin un coup de brafougne de mistral bien vif mais dont les résultats sur la
    tenue de nos « Invités » ne se manifestaient qu’une fois sortis de l’abri des îles. Les retours étaient on ne peut plus
    lamentables. Heureux bénéficiaires cependant mes scaphandriers qui eux pas du tout frappés par le mal de mer se
    gobergeaient de ce qui avait été prévu pour ces messieurs de Paris. Encore que certains se sont plaint que c’était toujours
    des vins de Bordeaux et qu’il n’y ai jamais de Bourgogne, selon eux plus lourds et donc mieux adaptés au mouvement des
    navires. D’autres eux auraient préférés un rosé léger ! Le scaphandrier ne l’oublions pas est un individualiste forcené !

    - Enfin ces cinq années épiques devaient se terminer sur la réalisation du film «le Pont sous la mer» tout naturellement.
    Pour ce faire il fut demandé que des cinéastes professionnels soit chargé des prises de vue. C’est ainsi que j’ai fait la
    connaissance de Michel ROCCA. C’était un personnage célèbre. Il avait été le premier à tourner des films sous-marins
    professionnels en 35 m/m dès 1952, deux ans avant le Monde du silence. Il avait découvert une jeune et belle actrice
    Madame Françoise Arnoult héroïne de son premier long métrage subaquatique « l’Epave » Une histoire de scaphandrier
    lourd amoureux de la belle et qui finit par mourir d’amour en sectionnant son tuyau. Ensuite Michel avait récidivé en faisant,
    très fort un autre film avec Brigitte Bardot « Manina, la fille sans voiles » Amphores, trésors, beau brun ténébreux,
    pirates… la totale ! C’est dire si il était parfaitement capable de réaliser cette production pour le monde pétrolier.

 

    - Michel est devenu mon ami et j’écrirais beaucoup plus sur lui un de ces jours, il en a tellement fait…

    - C’est là aussi que prévoyant une suite dans la baie de Nice sur un tube de 1000 mètres que j’ai réussi à convaincre mes
    clients qu’il allait nous falloir un sous marin wet pour visiter une telle longueur. Ce qui fut fait. J’ai été acquérir ce
    matériel à Livourne chez un ancien de la Décima Mas. Mais là vous en saurez plus en lisant le chapitre qui lui est consacré
    dans mon dernier ouvrage paru aux Presses du Midi à Toulon intitulé « A table Scaphandriers ! »
    (18 euros franco avec dédicace de l’auteur)

    - Pour en finir avec mes 5 années d’aventures au Frioul, il faut savoir que pour ne pas avoir à faire tous les jours des
    allers/retour sur Marseille nous avions été logé dans les locaux en ruines, ou presque de l’île. C’était magnifique, même
    l’hiver où isolé par les coups de vents violents, telle les missions françaises en Terre Adélie, nous devions vivre sur des
    réserves. Pour le vin, ça allait, il y en avait toujours quelques dames-jeannes d’avance, pour le pain les pilotines du port
    arrivaient à nous approvisionner. Pour le plat de résistance les loups et les daurades qui peuplaient le port par bancs entier
    ont eu souffrir des prédateurs affamés que nous étions. A la fin on se sentait des écailles qui poussaient sur le dos. Pour
    varier les grandes casseroles de moules marinières comblaient les vides de nos estomacs…
 

Voilà, en peu de pages ce que fut le grand chantier de la SEGANS au Frioul. On ne raconte pas cinq années en trois pages, mais Pascal (webmaster du site du GRIEME) y comptait tellement. Si vous plongez au sud vous trouverez encore les blocs de béton à 60 mètres. Souvent sur le dessus on y voyait posés, immobiles des chapons de fort belles tailles !

Remerciements à Gérard LORIDON
A voir également les ouvrages de Gérard...

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