DECOUVREZ LE LIVRE DE FREDERIC DAVID

19-Jan-2009 15:35

 

"Le Quevilly, le dernier pétrolier voilier"

Chapitre I : UN NAVIRE FAIT POUR DURER
L'adieu au Quevilly - Le chant du cygne de la marine à voiles
Les chantiers du Grand-Quevilly - Pourquoi construire le Quevilly

Chapitre II : VOGUE LE NAVIRE
Le lancement du Quevilly - Le premier voyage - La route
Le Quevilly face aux dangers de la remontée en Seine
Les dangers en mer - Les voyages

Chapitre III : LA VIE A BORD
L'équipage - Ses fonctions - L'indiscipline - Les drames de la mer - Les capitaines

Chapitre IV : LA FIN D'UN MONDE.
La guerre - La fin de la marines à voiles - Le Quevilly devient le Deodata


 

Remerciements
 Je tiens à remercier Mr Druet-Lebas qui m'a livré sa monographie sur le Quevilly avec une grande gentillesse.
 Mr Lacaille pour divers documents et renseignements qu'il possèdait sur le sujet.
 Mr et Mme Gonouf pour deux cartes postales introuvables.
 La famille Chesneau pour le prêt de divers clichés sur le lancement du Quevilly.
 Mlle Boismare pour quelques traductions d'anglais particulièrement épineuses.
 Mr Pedersen pour des traductions du norvégien.
 Mme Renard pour des traductions de l'allemand et la relecture du manuscrit.
 Mr Gouge et Mlle Gouge qui m'ont prêté de nombreux documents concernant leur grand-père, le capitaine Lagnel.
 Mme Manneville pour des documents ayant trait au capitaine Cousin.
 Mr Cabot pour de nombreux renseignements concernant son père, marin sur le Quevilly.
 Mr Rouxel pour des documents relatifs à son père, second-maître sur le Quevilly.
 Le musée maritime et fluvial de Rouen

 

     Introduction

A la fin du XIXe siècle, de grands navires à voiles remontaient encore la Seine jusqu'à Rouen. Certes, la vapeur n'allait pas tarder à triompher définitivement de la voile, pourtant, la construction de grands navires à voiles n'avait de cesse en cette fin de siècle, particulièrement dans les Chantiers de Normandie de Grand-Quevilly.


En 1897, un quatre-mâts barque portant le nom de Quevilly voit le jour sur ces chantiers dont la majorité des travailleurs sont d'authentiques Quevillais. Ce quatre-mâts est destiné au transport du pétrole dont l'Europe est de plus en plus demandeur. C'est ainsi, que pendant 23 ans, les rouennais vont prendre l'habitude de humer l'air de Philadelphie et de la mythique Amérique par le biais de leur bateau fétiche. L'histoire du Quevilly épouse totalement celle de la fin de la marine à voile.

C'est un peu dans cet estuaire de la Seine que se termine l'histoire millénaire des bateaux mus par le vent. Le Quevilly, dernier témoin d'une époque révolue, nous rappelle la fascination qu'exercèrent ces grands navires sur les hommes.
C'est l'aventure de ce bateau que je souhaite ici retracer, à partir des dangers qui le menaçaient tout le long de la Seine, puis près des côtes, enfin en haute-mer.

Mais c'est également celle des hommes qui le manoeuvraient, souvent au prix des pires souffrances. C'est l'histoire aussi d'un monde qui, au tournant du siècle, allait vivre une formidable mutation technologique et en particulier de ses moyens de transport. Enfin, c'est l'histoire d'une région et d'un pays plongés dans la première guerre mondiale qui allait précipiter la fin des grands bateaux à voiles.


Le Quevilly fut probablement le voilier auquel rouennais et dieppois étaient le plus habitués. Son retour en terre normande était salué régulièrement par la foule subjuguée par son imposante beauté. L'image de ses grands mâts, au-delà du plaisir esthétique qu'elle procurait, montrait la bonne santé du port de Rouen et loin d'apporter le désordre et la peur du trois-mâts brésilien du "Horla" de Maupassant, aperçu des hauteurs de Croisset, le Quevilly devait rassurer ces hommes qui, à l'aube du siècle nouveau, trouvaient dans ce bateau déjà anachronique une image stable et sécurisante.


Pour le centenaire de la construction de ce voilier, il est peut-être temps de se rappeler que Rouen a produit un des navires parmi les plus achevés de la légende de la voile. Les hardiesses techniques du quatre-mâts rivalisèrent avec la pureté de ses formes, et, à notre époque qui a tant besoin de racines, il semble impératif de se souvenir de ce que l'on a produit de meilleur.

Bien sûr, les derniers témoins visuels du bateau ont maintenant disparu, mais des témoignages d'époque ainsi que celui des enfants de marins du Quevilly ont pu être recueillis. Les archives peuvent parfois corroborer ces informations et c'est en croisant des sources multiples que l'on parvient à avoir une représentation claire de ce voilier. Cependant, bien des zones d'ombre subsistent et des erreurs peuvent se transmettre et prendre forme parfois de réalité. Si des inexactitudes pouvaient être relevées malgré mon souci de vérifier ce qui a pu être avancé, que les lecteurs veuillent bien m'en excuser.

Frédéric David
*****
EXTRAITS DU LIVRE

UN BATEAU FAIT POUR DURER

 

L'ADIEU AU QUEVILLY- LE CHANT DU CYGNE DE LA MARINE A VOILES

L'occupation de la Rhur vient d'être décidée par le Parlement Français, c'est ce même jour du 22 Avril 1923 qu'à Val-de-la-Haye, jolie petite commune du bord de Seine, tout près de Rouen, qu'une modeste cérémonie se déroule sur un grand bateau à voiles. Le Quevilly, un magnifique 4 mâts, domine de sa haute mâture pavoisée toutes sortes de bateaux désarmés, qui pour la plupart se préparent à partir pour la casse. Ce n'est pas le destin du Quevilly car il a vendu ce jour même officiellement à un armateur norvégien, mais las, il perd par la même occasion ce qui fait sa beauté. Ses mâts sont destinés à être abattus, il ne sera plus qu'un bateau à moteur... un bateau ordinaire.


Une cérémonie de transfert de pavillon se tient à bord du Quevilly ce jour là. Le navire a hissé de nombreux pavois le long de ses vergues mais cette dernière coquetterie ne trompe pas l'assistance, on sait bien que derrière ce bateau qui change de destination, c'est tout un monde qui disparaît et qui ne reviendra plus. Tout le "gratin" du port de Rouen est présent : Mr Barillon, Ingénieur en Chef des ponts et chaussées et Chef d'Exploitation du port, Mr Athané, Capitaine du port, le Pilote Major Mr Dupendant et l'armateur Heuzey, les représentants des assurances, Mr Lefebvre du Bureau Véritas et Mr Reed de la Leed Register. Mais aussi le Chef de la Direction des douanes, et l'Expert des Tribunaux maritimes. Tout ce petit monde se tient dans le "carré" du voilier.


Bien sûr, les Norvégiens sont présents, le Consul, Mr Zachariasen et le Chancelier du consulat, mais surtout le nouveau propriétaire Mr Christophersen. Cependant, la cérémonie semble bien intime et n'attire pas la grande foule de l'agglomération rouennaise. Fait curieux, une cérémonie pour un lancement de navire est une chose commune, mais pour une radiation de la flotte française, ce genre de réunion est très inhabituelle. Mr Heuzey, l'ancien propriétaire, durant son allocution, justifie son choix : "il m'a semblé que ce beau navire, fidèle habitué du port de Rouen depuis 25 ans, avait droit à un adieu spécial".


Mais qu'est-ce qui pouvait donc tant distinguer ce bateau des autres ?" Le Quevilly est et demeure le plus beau des quatre-mâts de la marine française" reprit son propriétaire. Certes, les riverains de la Seine du Havre jusqu'à Rouen connaissaient bien ce bateau. Son retour  dans les ports de Dieppe, du Havre et de Rouen avait l'habitude d'attirer les regards. Les cartes postales du début du siècle attestent de l'intérêt que portaient nos prédécesseurs pour le Quevilly. Les quais étaient noirs de monde quand il remontait la Seine. La marine à vapeur triomphe déjà dans la 2ème moitié du XIXème siècle, la voile semble avoir perdu la partie dès 1870, mais la marine à voiles ne finit pas de mourir. Régulièrement, quand on croit qu'elle est définitivement dépassée, la construction de nouveaux bateaux à voiles prouvent le contraire ! Mais les gens savent bien depuis longtemps que la voile commerciale va mourir, doit mourir, victime du progrès technique. Et pourtant, ce bateau si esthétique, si majestueux hante le port de Rouen, les appontements de Quevilly, de Biessard et bien d'autres lieux longtemps... si longtemps qu'on en oublie que cela aura une fin.


Mais cette fois-ci, on a compris, les pratiques millénaires de la navigation à voiles, c'est un peu à cet appontement de Val-de-la-Haye qu'elles vont prendre une fin. Symboliquement, c'est quand Mr Ford va sortir de façon massive sur ses chaînes de montage sa fameuse Ford T en 1920 que les derniers bateaux à voiles de commerce vont prendre leur retraite. Le moteur ne fait pas bon commerce avec la voile. Exit les enfants d'Eole, c'est maintenant Vulcain qui commande. Le journaliste de la Dépêche de Rouen, qui assiste à la cérémonie ne s'y trompe pas. Il qualifie le Quevilly de "vaisseau à la mode du bon vieux temps, perdu dans les fouillis des armatures modernes pratiques et sans élégance".


On a compris, la vitesse, le confort, la rentabilité triomphent mais au prix de la banalité. Les discours, en cette journée de printemps, succédèrent aux discours. Mr Heuzey rappela les grandes lignes de l'histoire du Quevilly, c'était bien à un enterrement qu'on était convié. Le discoureur fit même allusion à un sous-marin "boche" qui avait failli coûter la vie au grand navire. Dans un discours officiel, parler de "boche" était encore dans le domaine du possible en 1923 et il y a toute chance de penser que pas plus les français que les norvégiens ne furent choqués par le terme. L'allocution se conclut par une gentille formule de politesse pour la nouvelle patrie du Quevilly.


"Aujourd'hui, le Quevilly devient la propriété des norvégiens. La Norvège, ce pays de marins par excellence saura l'apprécier et en tirer tout le service qu'il peut encore rendre".

Le consul de Norvège rendit la pareille:
"Il naviguera toujours sous les mêmes couleurs dit il, disposées d'une autre façon mais toujours semblables : le bleu, le blanc, le rouge..." ce rapprochement franco norvégien se conclut sur ces échanges de politesse. Puis toute l'assistance fut conviée sur le pont et le pavillon français fut amené et remplacé par les couleurs norvégiennes. La presse de l'époque souligna l'émotion de plus d'un participant. Même si on sabla le champagne en son honneur, le Quevilly n'était plus, il devenait le Déodata, son nouveau nom au service de la marine norvégienne. Mais ce bateau qui suscitait tant d'intérêt, pourquoi parlait-il tant à nos prédécesseurs ? Pour mieux comprendre cette passion, il faut voir dans quelles conditions ce navire vit le jour.

 LES CHANTIERS DE CONSTRUCTION DE BATEAUX SUR LA SEINE
LE CHANTIER DE GRAND-QUEVILLY

 

La Seine est partout, inévitable et indispensable. Chacun sait ou devine la dette dont est redevable Rotomagus à son fleuve. La Seine primitive aurait atteint en certains endroits 1 km de large. On imagine qu'elle ne devait pas être bien profonde. A tel point que Boulogne était régulièrement préféré à Rouen quand les possibilités de remontée du fleuve devenaient par trop difficultueuses. Au temps des gallo-romains des deux-mâts portant près de 200 tonnes de marchandises et près d'une centaine de passagers remontaient jusqu'au bout de l'estuaire. Mais, leur route s'arrêtait là, leur tirant d'eau ne leur permettant pas d'aller plus avant. Ils devaient transborder devant Lillebonne ou Harfleur. On sait que les Normands remontaient sans difficultés jusqu'à Rouen, mais leurs fameux drakkars avaient un très faible tirant d'eau.


La nécessité de draguer le chenal d'un fleuve s'est donc fait sentir très vite. Cependant, l'importance stratégique de Rouen, débouché naturel du Bassin Parisien, obligea l'aménagement constant et de plus en plus élaboré du chenal de la Seine. Des travaux de terrassement des rives, l'installation de digues, d'appontements multiples étayent l'histoire de la domestication de plus en plus poussée de la Seine au cours des âges. Grand port de commerce fluvial et même de commerce tout court, Rouen a toujours fréquenté la mer. Le fleuve consentait à des navires de haute mer et de très gros tonnages pour l'époque de remonter jusqu'à Rouen. La Seine permit même à la ville de prétendre au titre de premier port français à de nombreuses reprises. Tout prédestinait donc ses habitants à fréquenter, donc à aimer les bateaux, émissaires élégants des ailleurs rêvés. D'autant plus que ces bateaux en question, pour beaucoup étaient construits dans la région.


Les fameux Augustins normands pendant plusieurs générations bâtirent le long de la Seine maintes embarcations. A Rouen même, la place Carnot fut un véritable arsenal. Charles VI y fit produire une flotte entière.


En 1506, la ville put construire à la demande de Louis XII un navire de 400 Tonneaux, très gros tonnage pour l'époque. Plus près de nous, la chambre de commerce au 18ème siècle créa ses propres chantiers le long du Mont Riboudet. Quant à l'avenue du Mont Riboudet, elle fut réalisée à cette époque en 1767 avec les terres de la route d'Eauplet que l'on traçait alors. C'est bien sûr en bateau que l'on transportait ces remblais.


Georges Dubosc décrivit à la fin du siècle dernier avec pittoresque l'activité intense qui régnait sur ces chantiers:
 "Tout un monde d'ouvriers, maintenant disparu, vivait dans ces établissements ; c'était un personnel très divers ou chacun avait sa fonction. Il y avait toute la corporation alors très nombreuses des charpentiers de navire, taillant les gabarits, cintrant les bordages à l'étuve, établissant les étraves ou les étambots ; parmi eux se trouvaient des familles dont les noms sont encore connus : les Rabardy, les Saint-Martin, les Bénard.


Venaient ensuite les calfats, qui à grands coups de maillet, remplissaient d'étoupe goudronnée, toutes les jointures des bordages, recouverts ensuite d'une couche de bra, préparé dans la pigoulière un petit bâtiment isolé, où bien souvent le feu prenait. Après venaient les forgerons, dont une forge fut longtemps installée sur l'île du Petit-Gay ; les poulieurs, les gréeurs, les voiliers.


Les sculpteurs qui taillaient les figures de proue étaient peu nombreux et leurs oeuvres étaient loin de posséder l'élégance gracieuse et la tournure décorative que  Jean-Baptiste Foucher et son fils ont su donner aux allégories qui ornent les derniers navires lancés. On s'en rapportait alors aux imagiers de Cherbourg ou de Brest, ou existait alors une maistrance de sculpteurs, mais où les Cailleri et les Puget étaient rares.


Tout ce monde, qui animait de son entrain l'avenue du Mont-Riboudet, travaillait sous les ordres de contremaîtres adroits comme monsieur Liard ou un très habile traceur comme monsieur Marion, du Havre, qui construisit aux chantiers Lemire quelques uns de ces beaux trois-mâts de 800 à 1000 tonneaux qu'on lançait tout mâtés.


 Le plus ancien de ces contremaîtres était Dominique Berrurier, d'Honfleur, qui, sous Napoléon 1er avait travaillé dans les constructions de navires à Flessingue et qui, prisonnier des Anglais, était parvenu à s'échapper des pontons. C'est ainsi que se construisaient, pour les armateurs rouennais, les Cibiet, les Malétra, les Pilastre, toute une flottille de navires rouennais".

Tous les villages avoisinants tiraient profit de la construction des ces bateaux. Les gribannes qui servaient au transport de la craie de Caumont étaient construites à Dieppedalle et à Biessard. Mais tous les bords de la Seine résonnaient du bruit des outils des charpentiers de marines, grands spécialistes à l'occasion de la construction de toits d'églises ou de chapelles. On construisait à la Mailleraye, à la Bouille, à Duclair, jusqu'à l'Ile Lacroix. Val de la Haye prêtait ses sculpteurs. Certes, la taille des embarcations restait souvent très modeste, mais la région aimait son fleuve et savait en tirer profit.


A la fin du XIXe siècle, de grands chantiers furent créés au Havre, comme les Chantiers Normands, les Forges et Chantiers de la Méditerranée mais surtout à Grand-Quevilly. Les Chantiers de Normandie, sous la direction de Mr Laporte, commençaient leur histoire, presque centenaire, en 1893. Les Quevillais se lancèrent alors avec courage et patience dans la construction de bateaux de plus en plus grands car le site de Rouen se prêtait à merveille à la construction de bateaux.


La largeur de la Seine en aval de Rouen au niveau actuel du port favorisait parfaitement ce genre d'industrie. Peu à peu, les chantiers du Mont Riboudet laissèrent la place à de nouveaux chantiers rive gauche en face de l'île Rollet. C'est ici que la société Claparède lança plusieurs cargos à partir de 1882 avec la Druentia, le Falsback et le grand Neustria long de 105 m. Mais bientôt, les difficultés s'accumulèrent et la société dut fermer et vendit ses installations aux chantiers de la Loire, installés à St Nazaire. Claparède se réinstalla par la suite à Argenteuil et se spécialisa dans des constructions de barques de moindre importances. Rouen se retrouvait ainsi pour la première fois depuis fort longtemps sans chantiers de construction navale. Mais le 30 janvier 1893, le gouvernement fit voter une loi d'aide à la construction des navires à voiles. Il faut dire que la France dans ce domaine faisait piètre figure, elle était tombée au 9ème rang mondial des flottes de voiliers, battue par la Grèce !


Cette loi sur la prime à la navigation accordait à l'armateur une prime de 1,70 francs par tonne de jauge brute pour chaque millier de milles parcourus. Cette incitation financière permit à de nombreux armateurs d'armer un certain nombre de voiliers pendant les 10 ans à venir en envisageant raisonnablement des bénéfices. C'est ainsi que 212 voiliers furent construits en France de 1893 à 1902. De plus, cette loi accordait une prime non négligeable à la construction. Grâce à cette loi, monsieur Jean Laporte fonda le 10 mars 1893 sous la dénomination "Société des Ateliers et Chantiers de Normandie Laporte et Cie" une société qui reste encore célèbre et qui parle encore aux Quevillais et Rouennais : Les fameux "Chantiers de Normandie".


Ils virent le jour sur la rive gauche de la Seine dans les prairies de Grand-Quevilly, à l'extrémité du bassin au pétrole. Ces chantiers côtoyaient le "Gord", ce fossé d'irrigation qui se jetait dans la Seine après avoir arrosé les plaines de Petit et Grand-Quevilly. Ce Gord formait d'ailleurs la frontière entre les deux communes.


Le moment était favorable au renouveau de la marine à voiles. La crise du fret qui avait eu raison des chantiers Claparède se faisait moins sentir en 1893. On vit même, fait très significatif un steamer à roues à aube l'Ulster, transformé en quatre-mâts barque, ce qui est un comble !


De plus, le commerce du guano d'Itcheboe, le long de la côte africaine et surtout d'Iquique au Pérou avait permis à la voile de rester rentable face à la vapeur. Ce guano, en énorme quantité (certaines îles en possédaient 25 m d'épaisseur) était en outre, une denrée presque gratuite. Il suffisait que les voiliers accostent au bord des îles à guano et se servent pour remplir les cales du navire sans un sou d'investissement. Ce guano constitué d'excréments et d'ossements d'oiseaux, fournissait un excellent engrais.

De même, les nitrates du Chili proposaient un lest peu onéreux et donc intéressant pour des navires dont le seuil de rentabilité était critique. Mais surtout, à la fin du XIXe siècle, c'est le pétrole qui contribua à la relance de la voile devenue presque moribonde. Rouen se lança alors avec allégresse dans le transport du pétrole d'Amérique du Nord. Bien sûr, ce commerce nécessitait un nouveau type de navire car le temps des clippers de thé, rapides et élancés, était terminé et les nouveaux navires devaient répondre à de nouveaux critères de rentabilité.

Alors que la marine à vapeur s'appropriait le transport des marchandises de haute valeur qui devaient être livrées dans des temps très courts, la voile pouvait se permettre de transporter les matières inertes (nickels, minerais, salpètre, combustibles ou bois) qui pouvaient se faire attendre. Ce type de transport induisait la construction de navires ou le gain de place pour le chargement primait sur la vitesse du bateau même. Pour être rentables, les voiliers se devaient d'être grands et même de plus en plus grands, tout en conservant un faible tirant d'eau. Ces bateaux habitués à des mers difficiles devaient se jouer des tempêtes et même en profiter, grâce à une mâture moins haute et plus solide que celle des clippers. Ces embarcations ne pouvaient plus serrer le vent comme autrefois mais par contre, leur robustesse dans les tempêtes les mettaient à l'abri (très relatif il est vrai) de naufrage, source de perte financière importante.

Grâce à cette nouvelle conception de la construction navale, on pouvait avec le minimun d'équipage tenir des tempêtes effroyables. Inutile de dire que la vie à bord ne devait pas être une partie de plaisir. Enfin, pour que les coûts de construction soient réduits au minimum, on n'hésita pas à construire des bateaux en série. Le Taylorisme fit ainsi peu à peu son apparition sur ces nouveaux chantiers. Ainsi, le grand armateur Bordes de Dunkerque, mit en chantier de nombreux grands  quatre-mâts sur tous les lieux de construction possibles en France y compris à Grand-Quevilly. De toute la France les commandes affluèrent sur les chantiers de Grand-Quevilly. Les voiliers Rochelais mettaient ainsi en construction deux sisters-ship l'Asie et l'Europe, deux magnifiques quatre-mâts. Dans ce même temps, les chantiers de Graville ne chômaient pas. Pour le compte des armateurs havrais Brown et Corblet, les deux frères en construction, Emilie Siegfried et Ernest Siegfried ainsi que le splendide Président Félix Faure étaient construits et lancés à cette époque. Pour la dernière fois, les chantiers navals de bateaux à voiles se remirent au travail comme une véritable ruche et les baptêmes succédèrent aux baptêmes...


Bientôt les chantiers de Quevilly ne surent plus où donner de la tête. Rouen possédait le site pour la construction, mais aussi la main-d'oeuvre. La population de Grand-Quevilly, bien qu'essentiellement agricole, s'adapta vite à cette nouvelle activité. Rouen et Petit-Quevilly, déjà fortement industrialisées, fournirent sans difficulté une main-d'oeuvre déjà aguerrie au travail industriel. C'est ainsi que très vite plus de 1100 ouvriers travaillèrent simultanément sur les chantiers. La rive gauche ouvrière, celle de la cheminée "la foudre" de St Sever que Flaubert et Maupassant aimaient opposer à la flèche de la cathédrale, se mit au travail. La main-d'oeuvre était nombreuse, mais elle se distinguait aussi par sa compétence.


Les vieilles traditions de constructions navales n'étaient pas perdues, loin de là. Certes les pittoresques conducteurs de trains de bois avaient déjà disparu. Le bois, longtemps, arriva aux chantiers en flottant pièce contre pièce sur la Seine tout comme au Canada ou en Birmanie aujourd'hui. Les mariniers descendaient les troncs tout le long de la Seine de la Bourgogne jusqu'à Poses. De là, on les amenait le long des îles Letellier ou du Petit Gay. Mais, à l'ouverture des chantiers, le bois flotté n'était plus de mise. Le train plus banal mais plus rapide avait pris le relais.


Une fois le bois arrivé aux entrepôts de Grand-Quevilly, les scieurs de long entraient en action. Très longtemps, la corporation fut originaire des Essarts, preuve s'il en est que ce village porte bien son nom. Les scieurs de long débitaient alors de larges pièces de bois, mais avec l'arrivée des bateaux en fer, leur activité se réduisit à l'accastillage des voiliers. De même, pour les charpentiers de marine, très nombreux encore au milieu du siècle, le fer envahissant, puis l'acier réduisirent à la portion congrue cette intéressante corporation. Par contre, les forgerons prirent de plus en plus d'importance. Il faut dire que l'arrivée des voiliers en fer fut une aubaine pour eux.

En effet, un charpentier écossais eut l'idée en 1836 de construire un navire en fer "l'Ironside". Bien lui en prit, car peu à peu le fer supplanta le bois. La guerre de Sécession aux Etats-Unis fit le reste, le fer incomparablement plus solide que le bois flottait en fait fort bien. Mais ce n'est vraiment qu'à partir de 1882 que l'acier s'imposa au fer. On prit alors l'habitude de construire les grands bateaux à voiles en acier.


Tous les voiliers, sortis des chantiers de Grand-Quevilly, étaient donc en acier. Les traces de rouille sur les coques des navires souvent bien visibles sur les documents photographiques, l'attestent amplement. Les chantiers vastes de 50000 m² étaient dotés de cinq cales de construction qui permettaient de travailler sur plusieurs bateaux à la fois. Le premier voilier à sortir des chantiers fut le Général Mellinet, lancé en décembre 1894. Ce trois-mâts barque fut livré à Nantes. Les chantiers Laporte réputés pour la solidité de leurs bateaux virent alors les commandes affluer. Des trois-mâts semblables au Général Mellinet furent immédiatement en construction presque simultanément pour les mêmes armateurs Nantais : le Lamoricière, en 1895, la Reine Blanche, le Cambronne, le Pasteur. Ces bateaux voyaient leur coût de production tomber du fait qu'ils étaient presque identiques. Le Quevilly quant à lui faisait figure de géant parmi ces trois-mâts. C'est à cette  époque en 1896 qu'il fut mis en chantier. Dans le même temps, les chantiers se mirent à construire des quatre mâts l'Europe et le Général Newmayer ainsi que le Dunkerque dont le Quevilly fut le sosie. Comme on peut le constater, l'activité était intense et le pain ne manquait pas aux ouvriers Quevillais. Parallèlement, les chantiers de Graville se mettaient à construire dès 1898, Le Ville de Mulhouse et le Ville du Havre. Les bords de la Seine avant même l'installation en 1917 des chantiers du Trait (en face des anciens chantiers de la Mailleraye), voyaient renaître, avec enthousiasme, la construction de ces bateaux à voiles tant aimés dans nos régions.

Ces bateaux, nous l'avons vu, étaient destinés au transport de pondéreux, parfois à celui du thé ou de la laine d'Australie. Cependant, l'utilisation de pétrole se faisait de plus en plus commune dans l'Europe industrielle. Le "colonel" Drake eut le mérite d'être le premier à forer un puits pour recueillir l'huile minérale naturelle à l'aide d'un tube métallique. En 1859, il réalisait la première exploitation industrielle du pétrole à Titusville en Pennsylvanie. Avant lui, on le récoltait, à dose homéopathique, en tendant des couvertures dans le lit des rivières où affleurait de façon naturelle le pétrole. Puis, on essorait les couvertures au-dessus de baquets pour ainsi recueillir le précieux liquide !


 A cette époque, on s'éclairait encore le plus souvent avec de l'huile de baleine. Las, les prises de baleines se faisaient de plus en plus rares du fait d'une chasse trop importante. Le pétrole servant à l'éclairage devenait donc une excellente alternative à cette raréfaction de l'huile de baleine. Un Pittsbourgeois eut alors l'idée de vendre le pétrole à l'Europe mais le problème du transport restait très ardu. Pour la première fois en 1861, un brick l'Elisabeth Wast parvint à franchir l'Atlantique avec du pétrole de Pennsylvanie dans ses cales. Certes, les pétroliers à voiles existaient depuis bien longtemps.

Il semblerait que se soient les chinois qui très tôt au XVIIIè siècle créèrent les premiers pétroliers. Sur leurs jonques, ils transportaient en vrac "l'huile de pierre" qui aurait eu, paraît-il, des vertus médicinales. Mais en Europe, le pétrole fut longtemps transporté en tonneaux avec tous les dangers qu'un tel chargement peut faire courir sur un bateau. Le conditionnement du pétrole restait un problème majeur pour son transport en Europe. Aux barils, toujours près à se briser succédèrent des bidons cubiques en fer blanc, mis par deux dans des caisses en bois. Enfin, apparurent les bateaux-citernes qui permettaient le transport en vrac. En 1863, le Ramsay, le premier bateau citerne construit, inaugurait un nouveau mode de transport en du pétrole. Le progrès décisif fut accompli par le Gluckauf un énorme voilier allemand long de 100 m, lancé dès 1885 à Hambourg. Pour la première fois, on chargea le pétrole directement dans des citernes placées dans la coque. Des doubles cloisons isolaient le pétrole du reste du bateau, et apportaient une sécurité réelle et appréciée autant des armateurs que de l'équipage. Le Lion fut le premier vapeur pétrolier construit en France, à Graville. Il fut lancé le 1er avril 1893 au Havre. Le Quevilly allait donc profiter de toutes ces innovations techniques, qui lui évitèrent pendant un quart de siècle tout problème avec sa cargaison.


La découverte du pétrole pennsylvanien devenait la bonne aubaine des voiliers de commerce. La deuxième révolution industrielle allait offrir la possibilité à des armateurs hardis de se lancer dans le transport du pétrole qui devenait de plus en plus indispensable à la bonne marche des usines et de l'automobile naissante. Il semblerait que c'est en 1869 que les premières cargaisons de pétrole arrivèrent à Rouen. Dans un premier temps, les barils furent entreposés dans les caves de Dieppedalle, situées à trois km en aval de la ville. Elles pouvaient en contenir jusqu'à 40000. Mais un incendie s'y déclara en 1878. C'est alors que la Chambre de Commerce prit la décision de construire un bassin à pétrole. Le négoce du pétrole va alors prendre une autre dimension à Rouen. Si en 1879, on voit un trois-mâts l'Antoinetta Accame apporter 975 tonnes de pétrole, dès 1889-1890, on peut remarquer que des navires comme le Prudentia, le Russian-Prince ou le Wild Floner deviennent des habitués du port de Rouen avec des cargaisons de plus de 3000 tonneaux.

Dans le même temps, on assiste à la multiplication des usines de distillation de pétrole le long des quais. La distillerie Bedford & Cie, Stella, la Saxoleine. Les usines sont reliées par wagons-citernes au nouveau port à pétrole. Cet hydrocarbure offrait de très nombreuses utilisations et voyait son emploi se multiplier dans de nombreux domaines y compris  pour l'éclairage et même pour les produits de beauté. Cependant, connoté négativement, le mot faisait peur. C'est pourquoi des noms aussi variés qu'évocateurs lui furent donnés. En particulier, Deutsch de la Meurthe, le négociant avec lequel la société du Quevilly passa un contrat pour cinq ans, baptisa son pétrole Luciline du nom de sa fille appelée Lucile.


Curieusement, l'idée germa alors de transporter ce combustible  symbole de modernisme par des bateaux au mode de traction plutôt archaïque. Ainsi, c'est à la voile que revint l'insigne honneur de transporter le poison même qui devait la faire disparaître ! C'est dans cet étrange paradoxe que l'idée de la construction du Quevilly vit le jour. On l'a vu, les circonstances étaient favorables, il ne manquait plus qu'un homme, un armateur pour risquer le pari.

POURQUOI CONSTRUIRE LE QUEVILLY

Quand les armateurs Prentout-Leblond, Heuzey et Boniface passèrent commande du Quevilly aux chantiers Laporte, l'idée de produire un navire entièrement rouennais, un vrai navire du "cru" semblait très prégnante. Jugeons plutôt : les armateurs étaient des rouennais bon teint, qui exerçaient la gestion de leur flotte de Rouen même. Le chantier du navire quant à lui se situait à Grand-Quevilly, au coeur de l'agglomération ouvrière, donc le bateau allait porter la marque du travail des hommes de la région jusque dans sa propre étrave.

De même, Rouen avait été choisi comme port d'attache du voilier, on était donc assuré de revoir souvent le bateau. Quant à l'armement du Quevilly, c'est presque toujours à Rouen que cela se passait. Enfin le seul nom de Quevilly est suffisamment révélateur à lui seul. On peut se demander pourquoi Prentout n'a pas choisi le Ville de Rouen par exemple, c'est tout simplement parce que le nom de ville de Rouen était déjà pris. Les armateurs possédaient déjà un trois mâts Ville de Rouen de plus petite dimension, avec une jauge de seulement 1125 tonneaux. Ce bateau avait été construit à Saint-Nazaire en 1891 et ne portait que dix huit hommes d'équipage en tout. Mais de toute façon, l'idée de rendre hommage au travail des hommes de Grand et Petit-Quevilly semble évidente, et par une curieuse ironie du sort le Quevilly représentait un projet bien plus ambitieux que ce modeste Ville de Rouen.


Ce n'est pas à la légère que ces armateurs se lancèrent dans cette entreprise de construction car la rentabilité du navire n'était pas immédiatement évidente. L'obstacle majeur à la construction d'un voilier citerne tenait dans le fait que contrairement aux autres voiliers, le bateau citerne circulait nécessairement à vide, une fois le pétrole débarqué. On devait donc remplir les cofferdams d'eau au cours du voyage aller. Les frais d'exploitation d'un tel voilier devaient être bien pesés sachant que le parcours moyen d'un voilier était de 16000 milles par an contre 40000 milles pour un vapeur. Bien sûr, c'est dans la loi de 1893 qu'il faut voir l'origine de la construction de ce bateau. D'ailleurs, un article du "Moniteur de la flotte" en 1897 est éclairant sur ce sujet :


"La loi de 1893 a donné un regain d'activité à la construction des voiliers en France et en bonne justice, il faut admettre que cet heureux résultat est dû autant à l'amélioration de la prime de navigation allouée aux voiliers construits en France qu'à la suppression de toute prime aux navires étrangers. Il y a même eu, fait très remarquable, un chantier nouveau qui s'est créé à Rouen pour la construction spéciale des navires à voiles et qui a lancé quelques beaux et bons navires".


Cet hommage appuyé aux Chantiers de Normandie montre bien que sans cette prime de transport le Quevilly n'aurait jamais vu le jour.

Pour des navires de 3050 tonnes, la construction se montait à 850000 F, or à la même époque les constructeurs anglais et allemands se contentaient de 600000 F pour le même type de bateau. C'est pourquoi en 1888, avant la promulgation de la loi, un autre voilier pétrolier, le trois- mâts Ville de Dieppe, un vieil habitué de Rouen aussi, qui croisa souvent le Quevilly sur l'Atlantique, fut construit à Southampton. Grâce à la prime à la construction, les chantiers français atteignaient enfin le seuil de rentabilité. Il était nécessaire de compenser la lenteur et donc les coûts des chantiers français par des primes, si on ne voulait pas les voir disparaître.


Le Quevilly représentait un projet ambitieux et coûteux, les seuls matériaux se montaient à 880508 F. A cela, il fallait ajouter le prix de la main-d'oeuvre soit 443355 F. L'ensemble se soldait donc par une note de 1323863 F. Ce prix important s'explique par la taille du navire, 105 m en tout c'est déjà d'un géant dont il s'agit.

Même si, en 1885, au Havre avait été lancé, le vapeur Winstor le plus grand pétrolier à moteur du monde avec 134 m de long. En comparaison, le Ville de Dieppe avec ces 70 m de long et ces 2000 tonneaux paraît bien modeste. Certes le cinq mâts le France II du même armement Prentout mesurera 128 m, mais il sera construit plus tard. Le Quevilly obtint ainsi le double privilège d'être le plus grand pétrolier à voiles du monde et le plus grand voilier français avec le Dunkerque (à partir de 1901, car le premier France, un cinq-mâts de la compagnie Bordes, détenait le record de longueur en France, mais il coula en 1901 et laissa ce record au Quevilly), avant l'arrivée du France II.


Au fur et à mesure que la vapeur distançait la voile, il devenait nécessaire de faire des navires de plus en plus grands pour transporter le maximum de chargement. Le Quevilly est un pur produit de la loi de 1893 et correspond à tous les critères que les armateurs de l'époque observaient pour espérer rentabiliser ces navires de coûts de fabrication et de fonctionnement très élevés. La prime à la construction pour les navires en acier se montait à 65 F par tonne de jauge brute pour seulement 40 F par tonne pour les navires en bois.


Ces navires à voiles se devaient d'être grands pour transporter le maximum de fret mais loin d'être des sortes de "cargo à voiles" comme certains dédaigneusement les qualifient en regard des magnifiques clippers de transport du thé de 1870-1880, ils ne pouvaient pas être trop lents et certains ont atteint des vitesses plus que respectables. D'ailleurs, un article paru dans le journal "Le Yacht" daté du 11/11/1899 règle son compte, à mon sens, à l'idée que ces derniers voiliers étaient des sortes "d'escargots des mers".

Le développement considérable qu'a pris notre marine à voiles grâce à la loi 1893, donne un certain intérêt à l'étude de notre flotte actuelle de voiliers. Les navires en bois de 6 à 800 Tx qui constituaient autrefois notre marine de commerce ont peu à peu disparu. Le peu qu'il en reste est utilisé à des navigations spéciales ; bientôt ils ne seront plus qu'un souvenir.


Les voiliers actuels, utilisant des matériaux tel que l'acier dont l'usage était peu répandu autrefois et construits pour répondre à d'autres besoins et d'autres exigences économiques différent sensiblement de leurs aînés.

La loi de 1893 accorde une prime basée sur le tonnage et le nombre de milles parcourus. Il est bien évident que la première préoccupation - je ne dirais pas des armateurs, car il n'y a plus d'armateurs désormais - mais des administrateurs des compagnies de navigation, devrait être de développer sur les navires appelés à bénéficier des avantages de la prime, la vitesse, bien plutôt que le tonnage.


En effet, je suppose qu'en privant l'avant et l'arrière de leurs formes affinées, on arrive à faire porter 300 tx de plus à un navire de 3000 tx, et que, par suite des formes plus robustes adoptées, le navire ne donne plus en moyenne qu'une vitesse inférieure de trois noeuds à côté de ce qu'il eût donnée avec ses formes premières, qu'arrivera-t-il au bout de l'année au point de vue du rendement de la prime ?


 Le navire mauvais marcheur touchera la prime pour 3300 tx au lieu de 3000, ce qui constituera un simple boni de 10 % tandis que le navire bon marcheur, à 3 milles de plus par heure, met à gagner 1000 milles sur l'autre, quinze jours seulement environ et de ce fait touche pour tout son tonnage de 3000 tonnes, une fois de plus la prime pour chaque période de navigation de quinze jours, c'est-à-dire une quinzaine de fois par an au moins. La loi de 1893 a donc, parmi beaucoup de défauts, l'avantage de tendre à développer les qualités de vitesse de nos navires à voiles."


Il est clair ici, que ces voiliers n'avaient pas tout leur temps, et que les qualités de vitesse restaient primordiales, pour ce type de bateau. La suite de l'article montre que le Quevilly de part sa taille et sa conception restait un des navires les plus adaptés pour supporter la rude concurrence du transport des marchandises.


"Il y eut au moment de la construction de nos premiers navires, quelques tâtonnements au sujet des dimensions à leur donner. On fit des bâtiments de 2500, 3000, 4000 et 5000 tonnes qui avaient respectivement 3, 4 et 5 mâts car on voit bien grosso modo, dans ces tonnages que les navires arborent un mât par 1000 tonnes de jauge. On s'est arrêté, en France du moins, au chiffre de 3000 tonnes pour lequel il a été jugé que le rendement est le meilleur en regard des frais généraux et qui permet un tirant d'eau lui permettant de pénétrer facilement dans les principaux ports qui peuvent intéresser ce genre de navigation".

Prix vente du livre : 60,00 francs
 
Vu sur un autre bel ouvrage
Vaisseaux fantômes - Robert de la Croix - Ed. l'Ancre de marine
Extrait à propos du QUEVILLY

"Le commandant du quatre mâts Quevilly ne pensait pas, lui, que les marins allait lui être redevable de la vie  quand il rencontra au mois de mars 1907, l'épave de la goélette américaine Everest Webster.

Ce derelict naviguait depuis un mois et sa présence avait déjà été signalé par de nombreux navires. Complètement immergé à l'exception de la dunette arrière qui s'élevait encore de quelques mètres au-dessus de l'eau, il représentait un réel danger pour les marins. Un garde-côte avait appareillé pour  le détruire. Il n'avait pu retrouver l'épave qui semblait insaisissable.

On croyait qu'elle avait coulé sans trop y croire lorsque l'équipage du Quevilly l'aperçut. La mer était très calme. Sur les vagues éclairées par la lumière du matin, l'arrière posait une tache noire et sinistre.

Le commandant du Quevilly intrigué par cette fameuse épave  qui errait depuis un mois, fit mettre une embarcation à la mer. Il était poussé surtout par la curiosité. Il lui serrait impossible de la remorquer et il n'avait aucun moyen pour la couler.

Un lieutenant et deux hommes purent monter à bord. L'épave était dangereuse, en effet, avec son pont à fleur d'eau et l'éperon de ses mâts mutilés. Ils gagnèrent la dunette dans l'espoir d'y trouver un document révélant la cause de l'abandon du bâtiment par l'équipage sur le sort duquel il n'osait s'interroger. Ils ne découvrirent rien que quelques cartes, un sextant, des livres nautiques. Pas de livre de bord ni de papier suggérant le sort des hommes de l'Everest Webster.

- Allons voir le poste d'équipage, dit le lieutenant.

Ils descendirent par un escalier glissant d'humidité. Ils poussèrent a grand peine une porte gonflée d'eau qui, en grinçant, s'ouvrit sur une obscurité glauque. Des relents tièdes de moisissures leurs sautèrent aux visages.

Ils restaient immobiles.
Ils ne voyaient rien.

Ils attendirent que les yeux fussent habitués à la pénombre. Enfin, ils distinguèrent  des corps qu'ils ne purent d'abord dénombrer. C'étaient des hommes aux visages livides noircis par de longues barbes. Les traits étaient émaciés; les yeux grand ouverts semblaient fixer le néant.

Les hommes du Quevilly frissonnèrent, tous ces cadavres …

Ils n'osaient avancer vers eux, comme s'ils étaient écrasés par le poids du drame qui s'était joué sur le navire. Et quel drame ? Qu'est ce qui avait pu empêcher ces hommes de quitter le bord ?  Et alors comme dans un cauchemar, un des cadavres bougea. Sa bouche s'ouvrit comme s'il s'apprêtait à répondre aux questions que se posaient les marins. Et un autre cadavre tenta de se lever, un troisième leva un bras tremblant. Et un autre encore prononçait des mots incompréhensibles.

Tous maintenant remuaient sur les couchettes ou le plancher. Ces morts revenaient à la vie, se levaient, tombaient, ponctuant cette étrange résurrection de poignants grognements rauques.

D'instinct, le lieutenant et les matelots avaient reculés vers la porte. Et peu à peu, ils comprenaient, admettaient cette extraordinaire réalité : l'équipage du Everest Webster, ce derelict que l'on essayait de couler depuis un mois, qui déjouait toutes les recherches, l'équipage vivait toujours !

Affamés, paralysés par le froid et l'humidité, ayant épuisé toutes leurs provisions, trop faible pour faire encore des signaux, les rescapés gisaient sur les couchettes, sans espoir, et attendaient la mort.

Que s'était-il passé ? Rien que de très banal : un démâtage au cours d'une tempête qui avait fini par araser la coque, emportant les baleinières. Et le voilier commença une dérive interminable. Interrogés, les rescapés ne purent pas expliquer comment l'épave flottait encore ni donner de détails sur leur surprenante errance.