CHÂTEAU MARGAUX
- Nom : Château Margaux
- Type : trois-mâts goëlette à vapeur
- Nationalité : française
- Construction : Chantiers & Ateliers de la Gironde
- Propriétaire : non renseigné
- Dimensions : longueur 117 m
- Tonnage : non renseigné
- Motorisation : steamer à hélices
- Coordonnées : latitude : 50° 17'892 N - longitude : 00° 51'593 E
(Le Gallia - Ex Château-Yquem - Sister-ship du Château-Margaux)
Reproduction Interdite - Extrait de la collection Marius BAR
LA LOI DU 29 JANVIER 1881
Le 29 janvier 1881, la IIIème République promulgue une loi sur la marine marchande, qui est complétée par un décret d'application le 25 août 1881. Son objectif est d'alléger les charges des compagnies maritimes françaises en leur attribuant, ainsi qu'aux chantiers de construction, des avantages financiers.
En effet, l'Etat français s'engageait à verser pour dix ans une prime à la navigation au long cours, fixée par tonneau de jauge net et par mille parcouru :
- 1 Franc 50 pour les navires à voile et à vapeur neufs, de construction française et décroissant par année
- 5 centimes pour les navires en fer.
Cette prime était réduite de moitié si le navire avait été construit à l'étranger et ne pouvait être attribuée si les navires étaient affectés sur un service déjà subventionné (services postaux ou de continuité territoriale par exemple).
Un surplus de 15 % était considéré pour les navires à vapeur construits sur des plans préalablement approuvés par le département de la Marine.
L'objectif pour la Marine était de pouvoir disposer de navires correspondant à des besoins militaires. En effet, les années 1880 marquent le début de l'expansion coloniale : la colonisation en Algérie et Tunisie a commencé, celle de l'Afrique noire débute en 1880, l'Indochine en 1883, Madagascar en 1885... Les besoins en transport maritime pour acheminer les troupes sont importants et la Marine se constitue, par le biais de cette loi, un réservoir de navires adaptés à ces besoins et pouvant être réquisitionnés sous un faible préavis.
(Maquette du Château-Margaux - Musée d'Aquitaine à Bordeaux)
Lancé le 7 juillet 1883, le Château-Margaux s'arrête en plein milieu de la cale de lancement et il faut attendre le 20 juillet pour qu'il prenne contact avec son élément. Affecté sur la ligne Bordeaux-New York, le Château-Margaux connaît de nombreux déboires.
Le 6 mars 1884, il est désemparé de son gouvernail en plein Atlantique. Il ne doit son salut qu'au vapeur anglais Caledonia qui le remorque jusqu'à Halifax.
Le 25 février 1885, le Ferdinand de Lesseps de la Transat l'aborde dans le port de Bordeaux.
Le 6 septembre 1887, sur son trajet de retour, il perd son hélice lors d'une tempête. L'Atlas de la Cunard Line le remorque alors jusqu'à Queenstown. Payant une caution de 175 000 Francs, il est autorisé a quitter le port le 28, à la traîne du remorqueur anglais Flying Serpent. Malheureusement, à son arrivée à Cherbourg, le Château-Margaux heurte le vapeur suédois Trelleborg !
Cependant la roue tourne et, en août 1888, il porte assistance au paquebot allemand California qu'il remorque sur 300 milles, jusqu'à New-York.
LA COMPAGNIE BORDELAISE DE NAVIGATION A VAPEUR
Comme de nombreuses autres compagnies à cette époque, la Compagnie Bordelaise de Navigation à Vapeur est créée grâce à cette loi du 29 janvier 1881, car les subventions ainsi obtenues rendent rentables de nombreuses lignes.
C'est le cas de la ligne Bordeaux-New York. Jusqu'en 1881, aucun service régulier sous pavillon français ne reliait directement le port de Bordeaux à l'Amérique du Nord. Tous les passagers embarquaient au Havre, tandis qu'un service de cabotage de la C.G.T. (Compagnie Générale Transatlantique) rapatriait les marchandises depuis Bordeaux. Le tout embarquait alors sur les services "atlantiques" de la French Line.
Crée en 1881, la Compagnie Bordelaise de Navigation à Vapeur passe commande de quatre navires (deux en Grande-Bretagne et deux en France) pour pouvoir lancer ses services sans retard.
Elle reçoit des chantiers anglais Oswalds Mordaunt & Co le Château-Laffite, de ceux de la Sunderland Shipbuilding Co le Château-Léoville, tandis que les Chantiers & Ateliers de la Gironde (anciens Ets Bichon) livrent en 1883 les sisterships Château-Margaux et Château-Yquem.
Portant tous des noms de grands crus bordelais, la compagnie prit vite le nom de «Wine Line» en Amérique du Nord. Le Château-Margaux est un grand steamer à hélice de 117 mètres de long, gréé en trois-mâts goélette, muni d'un spardeck et de sept compartiments étanches. Ses plans ont été approuvés par le département de la Marine qui en surveille la construction aux Chantiers & Ateliers de la Gironde, près de Bordeaux. Ce faisant, le Château-Margaux peut bénéficier de la surprime de 15 % (arrêté ministériel du 25 mars 1884).
L'AFFRETEMENT PAR LA COMPAGNIE GENERALE TRANSTLANTIQUE
En 1888, des contacts sont pris par la Compagnie Générale Transatlantique pour un affrètement des Château-Margaux et Château-Yquem.
Lors des délibérations du Conseil d'administration de la C.G.T. du 24 juillet 1888 : le président expose au Conseil qu'il a examiné la question de location des deux paquebots Château-Margaux et Château-Yquem de la Société Bordelaise. II a eu une entrevue avec M. Bordes, administrateur délégué de cette société, et il y a tout lieu de croire que l'affaire va pouvoir aboutir, car il est d'accord avec M. Bordes sur les bases d'un contrat dont on étudie les détails.
C'est chose faite la semaine suivante, car lors du conseil du 31 juillet 1888, le président de la Transatlantique informe le Conseil qu'il est tombé d'accord avec M. Bordes pour la location du Château-Margaux et du Château-Yquem, à raison de 500 Francs par jour.
La Compagnie Générale Transatlantique affrète donc pour cinq ans, avec faculté d'achat, les deux paquebots de la "Bordelaise".
Le 1er Octobre 1888, le Château-Margaux inaugure la nouvelle ligne de la C.G.T. entre Le Havre, Bordeaux, La Havane et Vera-Cruz.
Rappelons également qu'une forte émmigration européenne vers les Etats-Unis d'Amérique aiguisait l'appétit des compagnies maritimes, car c'était éxclusivement par voie de mer que des milliers de personnes quittaient l'Europe.
LES TRAVERSEES DU CHÂTEAU-MARGAUX
LE NAUFRAGE
(Toile de B. Bernadac - La collision entre le Manora et le Château-Margaux)
Samedi 27 avril après-midi, le Château-Margaux quitte le port du Havre à destination d'Anvers.
II est deux heures du matin, ce dimanche, lorsque le navire du capitaine Sensine arrive dans les parages de la pointe d'Ailly.
La brume tant redoutée des marins enveloppe le Château-Margaux de son blanc manteau. Pour ne rien arranger, une pluie fine et serrée se met à tomber réduisant encore plus la visibilité.
Le Château-Margaux est à 18 milles dans le Nord-Ouest d'Ailly lorsque l'étrave d'un navire surgit de la brume sur son tribord avant. Aucune manoeuvre ne peut empêcher l'abordage. Dans un choc effroyable, le navire abordeur s'encastre dans le cargo de la Bordelaise.
A bord du Château-Margaux on ne peut que constater les dégâts : le S/S Manora, appartenant à la British India Steam Navigation Company, est encastré dans le tribord avant, en arrière du mât de misaine. Le choc a été si violent qu'une des ancres du vapeur anglais est tombée à bord du malheureux cargo, avec près de 100 mètres de chaîne.
Après avoir démanillé sa chaîne et effectué une marche arrière, le Manora arrive à se dégager de son compagnon d'infortune.
Bien qu'il se tienne à proximité du Château-Margaux pendant près de deux heures, le Manora est obligé de rompre le contact car il a aussi des avaries importantes sur sa proue.
LE SAUVETAGE
Le bateau-pilote n° 35 de Victor Guerrier, non loin des lieux du drame, avait recueilli une partie de l'équipage descendu dans les embarcations du bord.
Victor Guerrier obéissant à la règle immuable des gens de mer, des navires se déroutent pour porter assistance au Château-Margaux : le vapeur Lyon, de la ligne Dieppe-Newhaven, tente de le prendre en remorque. Une trop faible puissance et un Château-Margaux prenant de plus en plus l'eau sur son avant empêche le Lyon d'accomplir le remorquage. Le vapeur hollandais Othello se déroute aussi pour porter assistance, mais rebrousse chemin vers Le Havre car son aide n'est pas nécessaire.
La Compagnie Générale Transatlantique, aussitôt informée de la fortune de mer du Château-Margaux, envoie les remorqueurs Tourville et Abeille n° 8 à son secours.
Victor Guerrier rejoignit le capitaine Sensine, resté à bord avec une douzaine d'hommes, pour tenter d'éviter que le Château-Margaux ne sombre. Néanmoins, Sensine et Guerrier doivent se rendre à l'évidence : le cargo de la Bordelaise est perdu et il leur faut quitter le bord. A peine sont-ils à bord d'un canot que le Château-Margaux coule à pic ; il était une heure du matin ce lundi 29 avril 1889.
Peu de temps après arrivent sur zone le Tourville et l'Abeille n° 8, malheureusement trop tard. L'équipage du cargo naufragé est transféré à bord de l'Abeille, qui prend en remorque le bateau-pilote n° 35 et les canots du Château-Margaux. Les deux remorqueurs arrivent dans l'après-midi au port du Havre.
Le pont de l'Abeille n° 8 est recouvert de malles et d'effets personnels appartenant aux 91 hommes d'équipage qui font grise mine lorsqu'ils sont débarqués dans l'avant-port, près des locaux de la Compagnie Générale Transatlantique. Même si leur navire a sombré, tous sont sains et saufs. Ils seront rapatriés grâce au Ville de Marseille.
EXTRAIT DU RAPPORT DU CAPITAINE SENSINE DANS LA PRESSE
Un journal d'époque a publié une partie du rapport du Capitaine Sensine. Nous vous invitons à prendre connaissance de la teneur de cet intéressant document en cliquant ici.
Sources : La « Petite Gironde » du 3 mai 1889, page 3 - Chronique Maritime L'Abordage du « Château-Margaux ».
Le capitaine Sensine avait obtenu son brevet de capitaine au long cours le 8 mai 1872, à l'âge de 24 ans. Le 28 avril 1889 il comptabilisait 17 années de commandement et des centaines de milliers de milles parcourus. Cela faisait déjà quatre années qu'il commandait le Château-Margaux, avec ses 90 hommes d'équipage.
Resté célibataire, il en faisait sa résidence principale, emportant avec lui tous ses effets personnels et souvenirs de voyage. Il perdit tout lors du naufrage et reçut en prime un blâme de la compagnie pour la perte de son navire.
Privé de commandement, il ne se remit jamais de ce désastre et mourut de chagrin le 28 février 1891, à l'âge de 43 ans.
DECOUVERTE DU CHÂTEAU MARGAUX
L'APPEL
Jeudi 15 avril 2004, vers 22h30, la sonnerie du téléphone me sort de ma torpeur.
« Bonsoir René, c'est Stéphane, je ne te dérange pas ?
- Euh ! Non, non.
- J'ai un ami pêcheur qui a perdu son mouillage sur une croche au large de Dieppe. Pourrais-tu aller voir et essayer de le récupérer ?
- Sans problème, tu sais bien que nous sommes toujours friands de ce type d'information car elle nous permet de découvrir de nouvelles épaves. Et elle est loin cette croche ?
- Environ 25 milles dans le nord de Dieppe, sur un fond de 40 m environ. »
Evidemment ce n'est pas tout près, mais l'avantage en Manche c'est que la profondeur n'augmente pas beaucoup avec la distance, contrairement à la visibilité. - C'est d'accord, si la météo est bonne on s'y rendra ce week-end.
Ce n'est pas la première fois que nous rendons ce genre de petit service à nos amis pêcheurs et, même si leurs mouillages sont bien souvent restés accrochés sur des épaves déjà recensées, nous avons toujours l'espoir d'en découvrir de nouvelles, connues d'eux seulement, car ils sont plutôt discrets sur ce type d'information.
Parfois, pour remercier, ils sortent de leur poche un vieux morceau de papier noirci sur lequel ils ont griffonné les coordonnées d'une croche ou deux. J'e n'ai toujours pas compris comment ils pouvaient conserver tous ces bouts de papiers chiffonnés au fond de leurs poches. Le Saint-Simon, le Yatagan, le Néro, le Normandie, le Niagara, le Hardy, l'Heimdall : toutes ces épaves que nous n'aurions jamais eu l'occasion de découvrir sans leur précieux concours.
Grâce à eux nous pouvons assouvir notre passion et retracer l'histoire des ces navires engloutis et de leurs équipages.
L'EXPEDITION
Samedi 17 avril au petit matin, rendez-vous avec Dominique Mazier et Stéphane Novick pour aller rechercher le mouillage.
Après une heure et demie de trajet nous arrivons sur site. Nous repérons assez facilement la croche à l'aide du sondeur et grâce à la précision du point GPS que l'on nous a transmis. Un bien bel écho qui nous laisse espérer une heureuse découverte.
Pendant notre immersion, Stéphane assurera notre sécurité en surface. La visibilité n'est pas très bonne, 3 à 4 mètres tout au plus, à cause du gressin (particules en suspension) très abondant à cette époque de l'année.
Moins 42 m, nous arrivons sur un amas de tôles et de poutres enchevêtrées et nous savons apprécier notre chance d'être peut-être les premiers à plonger sur cette épave. Impossible d'en profiter pleinement pour le moment car il nous faut trouver le plus rapidement possible ce fameux mouillage.
15 minutes se sont déjà écoulées et toujours rien en vue. L'épave nous parait importante ; nous n'arrivons pas à en faire le tour car, par deux fois, nous repassons au même endroit. Pas facile de s'orienter avec aussi peu de visibilité, quand enfin nous tombons nez à nez avec le mouillage. Un vrai « coup de bol » me dis-je en commençant à dégager l'ancre enraguée dans les tôles. Le temps de renvoyer le tout vers la surface avec le parachute et la plongée est terminée.
Impossible de rester plus longtemps au fond sans prendre le risque d'être à court d'air aux paliers. Il nous faut donc retourner à notre mouillage sans traîner et remonter sans tarder. Le fil d'Ariane que nous avions précautionneusement déroulé nous y ramène aisément.
Une fois à bord la satisfaction est générale : mouillage récupéré et nouvelle épave au tableau de chasse. Il ne nous en fallait pas plus pour nous récompenser de nos efforts. Stéphane nous interroge : « Alors, comment c'était ? »
Dominique n'a aperçu qu'une coque de navire qui semblait être retournée quand à moi le fait de chercher des yeux le fameux mouillage a éclipsé totalement ma vision de l'épave. J'étais totalement incapable de décrire ce sur quoi j'avais plongé.
Il faudra y retourner le plus vite possible, la fièvre des chasseurs d'épave nous ayant saisis et ne pouvant retomber que par l'administration du seul remède efficace : l'immersion.
L'EXPLORATION
Dimanche 25 avril.
De retour sur le site en compagnie des plus fidèles compagnons de plongées, Hélène Vallette, Olivier Gentil, Gérard Bonin, Prisca Marester et Stéphane qui n'avait pas eu l'occasion de la plonger samedi dernier, nous allons employer les gros moyens pour pouvoir faire le tour de l'épave à coup sur ; son éloignement ne permettant pas de s'y rendre aussi souvent et facilement que l'on voudrait.
A - 40 m l'emploi du scooter sous-marin s'avère alors d'une grande utilité ; il nous permet de nous déplacer sans effort et sans une consommation excessive d'air, si précieux à cette profondeur. La visibilité n'excédant pas 8 m nous permet cependant de nous orienter avec facilité.
Une faune abondante et insouciante s'active au-dessus de l'épave. Apparemment elle n'a pas l'habitude des visiteurs. A part les éternels tacauds, nous apercevons de nombreux bars, vieilles, lieus et morues de belle taille. Les congres, toujours aussi impressionnants à cette profondeur, dorment tranquillement dans des tuyaux calibrés à leur mesure. Beaucoup de crustacés tout aussi costauds, comme on en voit qu'au large. Une véritable oasis au milieu d'un désert de sable.
Nous nous appliquons à observer méticuleusement les différents éléments que nous rencontrons au cours de notre périple. Tout d'abord les chaudières, facilement identifiables et au nombre de quatre, bien alignées les unes à côté des autres, mais disposées latéralement et perpendiculaires à l'axe du navire (?).
Un pont en teck légèrement surélevé et encore bien conservé. J'imagine aussitôt les transats avec leurs occupants prenant un bain de soleil sur le spardeck.
Puis vient une longue rangée de hublots, encore solidement fixés sur le bordage couché à plat en travers de l'épave, confirmant qu'il transportait certainement des passagers. Nous butons ensuite sur une énorme structure s'élevant verticalement de plusieurs mètres au-dessus du sable, mais que nous escaladons aisément sous l'impulsion du scooter. Nous sommes sur la poupe, facilement reconnaissable à sa forme arrondie et à la présence de la mèche du gouvernail, qui traverse le pont inférieur parfaitement conservé. Nous basculons alors en pleine eau, nous laissant couler vers le fond en suivant le safran d'une taille impressionnante et nous apercevons en contrebas l'hélice toujours en place.
Nous pouvons nous glisser aisément entre ses pales et l'étambot, ce qui procure toujours un plaisir immense chez le plongeur d'épave, souvent proportionnel au rapport de taille hélice/plongeur. Puis nous nous laissons remonter tranquillement le long de la coque, qui nous surplombe d'au moins huit bons mètres, en suivant nos chapelets de bulles qui glissent le long de la paroi.
Quels moments merveilleux ! Un plaisir toujours renouvelé dans ce type de plongée, mais trop rare en Manche, les épaves étant bien souvent écrasées, ensablées avec assez peu de dénivelé.
Demi-tour vers l'avant en suivant le bordage tribord, identifiable à présent et qui laisse apparaître au milieu de l'épave, entre des tôles disjointes, les deux cylindres d'une imposante machine à vapeur. Sans aucun doute un moteur Compound.
L'INTRUS
A l'aplomb du plus imposant des deux cylindres, un objet insolite pour l'endroit attire notre attention. Une ancre à bascule de grosse dimension repose dans l'épave, juste en bordure et elle est positionnée perpendiculairement à la coque du navire, comme pour l'accrocher, les maillons de sa chaîne disparaissant dans le sable ?
Par habitude, nous savons que sous l'eau, au moment de l'impact au sol, les objets volumineux et lourds restent figés dans leur dernière posture, et c'est ce qui nous intrigue. Etrange de trouver une pareille ancre à cet endroit et dans cette position, mais bon il y aura encore bien d'autres mystères à éclaircir.
Nous poursuivons notre prospection vers l'avant du navire et nous ne rencontrons aucune superstructure en place. Tout est effondré au sable, totalement enfoui. Puis à nouveau une masse sombre se dessine et remonte en pleine eau. C'est la proue, ou plutôt ce qu'il en reste. Un coqueron de belle taille, couché lui aussi sur tribord, avec son guindeau encore fixé sur le pont et la chaîne de l'ancre bâbord sortant de son écubier pour aller disparaître quelques mètres plus bas dans le sable. Le bateau avait sans doute mouillé une ancre avant de sombrer.
Mais le temps défile et il nous faut regagner notre mouillage. Au passage je ramasse une petite pièce métallique sur laquelle je crois deviner quelque inscription. Elle est posée sur le sable et ne demande qu'à être emportée. On verra bien ce que c'est là-haut.
25 minutes de palier à 6 et 3 mètres, voilà la facture, mais nous avons suffisamment d'air pour payer l'addition. Tout va pour le mieux et chacun peut lire dans les yeux éblouis de son compagnon de palanquée la superbe plongée qu'il vient de vivre.
LA DECOUVERTE
Une fois à bord du bateau, le débriefing permet de mettre les choses à plat :
Unité d'environ 80 m de long pour 12 m de large ; quatre chaudières cylindriques sur bâbord ; un moteur Compound ne faisant pas plus de 800 cv, couché sur tribord ; un pont en teck et une longue rangée de hublots ; une hélice quadripale d'environ six mètres de diamètre ; une ancre à bascule, posée sur tribord perpendiculairement au navire au niveau du moteur ; une petite pièce métallique en bronze.
(Dessin de base reconstituant l'épave du Château-Margaux réalisé par René Tamarelle - Corsaire d'Ango)
Dans un premier temps, je pense que nous sommes en présence d'un paquebot transmanche. Le Seaford peut-être, dont l'histoire est bien connue à Dieppe, car il effectuait le service Dieppe-Newhaven. Il a coulé par abordage avec le Lyon en 1895, mais plus près des côtes anglaises me semblait-il.
Et cette ancre. A quoi pouvait-elle bien servir à cet emplacement et dans cette position ? Dans l'immédiat nous lui donnerons le nom du bateau du pêcheur qui y a croché, ce qui est parfois la coutume pour quelques épaves non encore identifiées.
Nous retournons sur Dieppe encore tout émerveillés de cette nouvelle journée que nous venons de passer ensemble.
UN BON CRU
Ce fut quelque temps après que ce produisit le déclic.
Quelques années auparavant, j'avais consulté au centre culturel Jean Renoir de Dieppe le « Relevé chronologique des naufrages sur le littoral maritime de la région de Dieppe, entre 1852 et 1927 ». On pouvait y trouver inscrit la date, le nom du navire et les causes du naufrage. C'est ainsi que, dans les journaux locaux de l'époque, je pus retrouver la trace de plusieurs d'entre-eux : Sophie-Virginie, Alexandra, Ernestine, Victoria, Château-Margaux, Seaford, Hardy, Yatagan, Gloire à Marie.
Je me souvenais d'avoir lu pour l'un d'entre-eux, à la suite d'une collision, qu'une ancre du navire abordeur était tombée sur le pont du navire abordé et, faute de pouvoir la récupérer sans risquer de couler également, il l'avait abandonnée en coupant sa chaîne.
Je retrouvais rapidement mes notes pour constater qu'il s'agissait de la collision entre le Château-Margaux et le Manora, en avril 1889. Pour moi l'affaire était entendue. On venait de plonger sur le Château-Margaux.
Mes amis un peu dubitatifs me demandèrent comment je pouvais affirmer une telle chose. - Je n'en sais rien, c'est juste une intuition. Et puis il y a l'ancre ! C'est un peu court, je l'avoue, mais bon, Il ne me restait plus maintenant qu'à le prouver.
SOUVENIR DE TUNISIE
Par un concours de circonstance incroyable, Dominique m'avait apporté quelques mois auparavant certains éléments et ceci de façon tout à fait fortuite.
J'étais alors en train de préparer activement une expédition au Cap Bon et me documentais sur les épaves coulées dans le secteur.
Il me fit parvenir un document très intéressant sur la "rota de la morte" (route de la mort). Dans celui-ci, il était clairement expliqué le piège que constituait le détroit de Sicile et la presqu'île du Cap Bon en Tunisie, pour les navires alliés ou ennemis de la WW II (World War 2 - Seconde Guerre mondiale) qui cherchaient à ravitailler réciproquement Malte ou les troupes de Rommel en Libye.
A la fin de la revue (Revue Maritime de Mai 1949) il y avait un autre article très bien écrit sur la Compagnie Bordelaise de Navigation à Vapeur, dans lequel l'histoire des navires de cette compagnie était relatée.
Château-Lafite, Château-Léoville, Château-Margaux, Château-Yquem, la « Wine Line » comme l'appelait les Américains à l'époque. Une bonne description des caractéristiques du Château-Margaux y était notée, ainsi que le nom du chantier de construction : Les Chantiers et Ateliers de la Gironde à Bordeaux.
Une rapide comparaison des différents éléments en ma possession laissait tout de même planer une grosse incertitude sur mon affirmation. J'y trouvais plusieurs contradictions, dont deux éléments rédhibitoires :
La longueur : 117 m de long pour 80 m estimé : Aie ! 37 mètres de différence, même avec l'incertitude de l'estimation, c'était beaucoup trop pour être le Château-Margaux, s'il mesurait effectivement 117 m.
La puissance : 2.800 cv pour 800 estimé : Ouille ! Idem, car m'intéressant tout particulièrement aux machines marines, il n'est pas besoin d'être un grand expert pour s'apercevoir que le moteur qui gisait par - 40 m de fond ne pouvait pas développer 2800 chevaux ; 800 était vraiment un maximum.
Pour les chaudières cylindriques au nombre de huit, vu que les quatre aperçues étaient bien cylindriques et situées sur bâbord, on pouvait supposer que les quatre autres se trouvaient sur tribord.
Les autres indices correspondaient, mais c'était un peu léger pour prétendre être sur le bon navire : largeur, moteur Compound, transport de passagers.
LES RECHERCHES
Malgré ces contradictions ma certitude persistait. Cette ancre au bon endroit et dans la bonne position était une signature de l'abordage, et l'aspect général du navire m'incita à persévérer dans cette voie.
Je trouvais un premier encouragement dans le Journal de Rouen du 30 avril 1889 où on faisait mention d'une machine de 625 cv, confirmé par la suite dans le devis d'armement retrouvé au SHM (Service Historique de la Marine) de Cherbourg.
Un autre indice tout aussi important se révéla lors du nettoyage de la petite pièce métallique : « BORDEAUX », La ville de construction du Château-Margaux.
Une vérification d'importance s'imposait également car c'était l'élément qui avait fait "tilt" ! L'ancre du Manora. A cette époque les paquebots possédaient généralement des ancres à jas mobiles, comme ceux du Château-Margaux. Les ancres à bascule étaient tout à fait récentes et avaient fait leur apparition pour la première fois en 1876, à l'exposition de Philadelphie, puis elles furent principalement employées par l'Amirauté Britannique à partir de 1887, deux ans seulement avant l'abordage (merci Internet).
C'est là q'u'intervient mon ami Anthony Lalouelle, un crack de l'iconographie maritime. Il suffit de lui poser une question sur un quelconque navire et dans les 48 heures vous avez la réponse, avec en prime la photo du navire. Une vraie mine d'informations.
- « Le Manora de la British India ? Je dois pouvoir te trouver quelque chose là-dessus. »
Le lendemain j'avais l'histoire du navire, de la compagnie et surtout une magnifique photo du navire au mouillage vu coté tribord. Ouf ! il est mouillé avec l'ancre bâbord.
On peut donc apercevoir la fameuse ancre engagée dans son écubier et en déterminer le genre : ancre à bascule. Anthony me joignait également une photo du Gallia, ex Château-Yquem sister ship du Château-Margaux. Quand je disais que c'était une vrai mine d'or ! Merci Anthony.
LE DECLIC
Mais restait à résoudre la principale énigme : la longueur. Après plusieurs recoupements, 117 m s'avérait être la bonne longueur. C'est là que ça coinçait. J'avais la certitude d'être en présence du même navire mais qui avait raccourci de 30 bons mètres. Insolvable ; il fallait me résigner à suivre d'autres pistes.
C'est en pleine nuit que la solution m'apparut (oui, les chasseurs d'épaves cogitent beaucoup la nuit !) et avec elle l'espoir d'avoir identifié dès les premières plongées le Château-Margaux.
Avec l'habitude j'arrivais à estimer la longueur des épaves à la palme avec une relative bonne précision : +/- 10 m selon les circonstances et la visibilité.
Mais ce jour là, « bon sang, mais c'est bien sûr ! », j'étais en scooter. L'effort produit pour se déplacer sur l'épave n'est plus du tout le même et celle-ci de raccourcir dans mon estimation sans que j'y prenne garde.
Une nouvelle excitation m'envahit alors (c'est incroyable comme peuvent être excités les plongeurs d'épaves !). Impossible de me libérer l'esprit avant d'avoir pu vérifier ma théorie. Il faut y retourner. Samedi prochain si la météo le permet.
LA REVELATION
Samedi 9 août 2004, avec mes inséparables compagnons de plongées et muni cette fois d'un bon décamètre, nous reprenons la direction du supposé Château-Margaux.
Après avoir mouillé correctement sur l'épave, Prisca, toujours à mes côtés dans ces moments là, m'accompagne pour m'aider dans les relevés. Le décamètre accroché à l'extrémité de la poupe se déroule lentement au rythme de notre palmage.
Nous en profitons pour relever les positions du moteur et des chaudières, et constatons avec satisfaction qu'il y en a quatre aussi sur tribord, puis nous continuons notre traversée ; 60-70-80 m l'espoir grandit au fur et à mesure que l'épave s'allonge, puis 90-100 m mais l'inquiétude nous gagne car nous n'apercevons toujours pas la proue. 110 m, enfin sa forme se dessine devant nous. Je tends le ruban de nylon et je le plaque à l'extrémité de la proue encore intacte : 118 m, superbe !
La longueur obtenue dans de telles conditions, nous ne sommes pas précis au mètre près. Mais cette fois ci, c'est sûr, nous la tenons !
UN SIXIEME SENS
Dès mes premières plongée, j'avais eu ce pressentiment d'être sur le Château-Margaux, mais point la certitude. Aujourd'hui c'est chose faite car, par la suite, toutes les indications relevées sur l'épave ont confirmé notre identification. Les plans du navire conservés au SHM de Vincennes nous ont été d'une précieuse utilité. La maquette exposée au musée d'Aquitaine de Bordeaux également.
Peut-être qu'un jour on trouvera son nom inscrit sur un morceau de vaisselle, mais ce qui fut pour moi assez extraordinaire de vivre dans cette aventure c'est d'avoir eu immédiatement cette sensation d'être sur le bon navire sans l'avoir jamais vraiment recherché.
Le Château-Margaux reposait tranquillement au fond de la mer dans l'indifférence générale depuis 115 ans et un petit groupe d'amis l'ont réveillé. Mais, à ce jour, je reste toujours persuadé que c'est plutôt lui qui nous a appelé !
René Tamarelle - Corsaire d'Ango Dieppe le 30 juillet 2007
(Le Gallia - Sister Ship du Château-Margaux - D.R.)
CARACTERISTIQUES TECHNIQUES
Type : Passagers et marchandises. Chantiers navals : Ateliers et Chantiers de la Gironde - Bordeaux. Date de début de construction/date de lancement : 20 juillet 1883. Armateur : Compagnie Bordelaise de Navigation à Vapeur, Bordeaux. Tonnage brut/net : 3109 tonneaux. Longueur : 117,76 m. Largeur : 12,50 m. Creux : 6,30 m. Vitesse : 14.8 noeuds. Machine/propulsion : Compound à huit chaudières. Puissance : 650 cv. Port d'attache : Bordeaux. Nationalité : française. Commandant du navire lors du naufrage : Capitaine Sensine. Equipage/Passagers : 91 personnels - 20 en 1ère classe, 60 en 2ème classe, 750 en 3ème classe. Date du naufrage : 28 avril 1889. Cause du naufrage : abordage par le S/S Manora.
(Croquis technique du Château-Margaux - Sources : SHM Vincennes)
POUR LA MEMOIRE ET LA BEAUTE DU GESTE
Le Château-Margaux repose donc désormais tranquillement dans les eaux de La Manche, mais il n'est pas dit que la passion des hommes ne le fera pas revivre sous une autre forme. En effet, outre cette fiche épave qui lui est consacrée, le club des Maquettistes Navals Rouennais s'est attaqué à la réalisation d'une maquette du Château-Margaux afin que ce bateau puisse continuer à naviguer dans l'imagination des petits et des grands, des marins comme des plongeurs...
VU DANS OCEANS
REMERCIEMENTS
Avec la complicité de René Tamarelle (Les Corsaires d'Ango)
Anthony Lalouelle (pour accord de publication de son travail de collecte)
Michel Torché (GRIEME) pour ses dessins
Photographie du Gallia - Collection Marius Bar (Toulon)
Centre Jean Renoir de Dieppe
Musée d'Aquitaine de Bordeaux
Bibliothèque de Bordeaux
Maquettistes Navals Rouennais
C.C.I. de Dieppe
Service Historique de la Défense de Cherbourg
Les Corsaires d'Ango
Famille du capitaine Sensine
Bertrand Bernadac
French Lines - Le Havre
Anne & Jean-Pierre Joncheray
Amis du Vieux Lormont
Collection Marius Bar (Toulon)
BIBLIOGRAPHIE
Jean Randier : Histoire de la marine marchande française des premiers vapeurs à nos jours
Editions maritimes et coloniales 1980
N.R.P. Bonsor : North Atlantic seaway. T. Stephenson & Sons Ltd - 1955
R. & Ch. Bernadat : Quand Bordeaux construisait des navires - Les éditions de l'Entre-deux-Mers - 2006
Hervé Guichoux : L'Histoire des Chantiers Navals de Bordeaux et Lormont. CD-Rom
Paul Bois : Histoire du commerce et de l'industrie de Marseille XIXe XXe siècles - tome XI
Archives de la défense: Plans de bâtiments (XIXe XXe siècles). Service Historique de la Défense - 2006
La Vigie de Dieppe. 1889
La Gironde -1889
La Petite Gironde - 1889
La Revue maritime - 1949
Numa Gilly : Mes dossiers. Paris - 1890
Revue Océans - Mars-avril 2007
Le Yacht - 1888